Quand le divertissement scrute nos limites biologiques
Severance, l’une des séries les plus visionnées sur Apple TV+, ne cesse de fasciner les spectateurs depuis deux saisons. Réalisée par Ben Stiller, cette fiction explore la dissociation entre vie privée et vie professionnelle via une procédure chirurgicale de « séparation ». Derrière cette allégorie du monde du travail aliénant, se cache une réflexion plus profonde : jusqu’où serions-nous prêts à aller pour échapper à la douleur ?
Le personnage principal, Mark S., interprété par Adam Scott, accepte de se faire « séparer » pour fuir le chagrin causé par la mort de sa femme, Gemma. Huit heures par jour, il devient une autre version de lui-même, libre de tout souvenir douloureux. Ce même procédé est utilisé sur Gemma, devenue cobaye dans une série d’expériences visant à affronter les traumatismes les plus divers : consultations dentaires, turbulences en avion, écriture de lettres de remerciements… jusqu’à, en version ultime, devoir démonter le berceau de son enfant défunt, sans ressentir la moindre émotion.
Ces expérimentations fictives menées par la mystérieuse entreprise Lumon Industries posent une question troublante : et si la science parvenait, elle aussi, à créer un remède absolu contre toute forme de souffrance physique et mentale ?
Les neurosciences à l’assaut de la douleur : fantasme ou réalité ?
Si Severance appartient au domaine de la fiction, la science, quant à elle, explore bel et bien la possibilité de contrôler, voire d’éliminer complètement la douleur. En neurosciences, il est désormais acquis que la douleur ne résulte pas uniquement d’un dommage corporel, mais de l’interprétation que notre cerveau en fait.
Quand on se coupe le doigt, ce n’est pas là que se situe la douleur. Un signal électrique remonte jusqu’au cerveau, et c’est le cortex qui l’interprète comme douleur », explique Michel Barrot, chercheur à l’Institut des sciences cellulaires intégratives (INCI).
Partant de ce constat, des chercheurs de la NYU développent actuellement des implants cérébraux expérimentaux capables de bloquer ces signaux avant qu’ils n’atteignent les centres de traitement du cerveau. Leur objectif : proposer une alternative aux opioïdes, responsables chaque année de milliers de décès par overdose. Bien que ces implants soient encore trop invasifs pour un usage humain, leur simple existence ouvre d’immenses perspectives médicales.
Bande-annonce de Severance – Saison 2 © Apple TV+, YouTube
Supprimer la douleur sans supprimer l’humain ?
La recherche ne s’arrête pas aux implants cérébraux. D’autres techniques se sont avérées efficaces dans le traitement de douleurs chroniques, à l’instar de la neurostimulation médullaire : en implantant des électrodes près de la moelle épinière, on peut contrer les signaux douloureux avant qu’ils ne soient perçus par le cerveau.
Cette méthode a également permis à certains patients atteints de tétraplégie de recouvrer des fonctions motrices partielles, en simulant les signaux envoyés par le cerveau pour déclencher les mouvements des jambes.
D’autres formes de stimulation, notamment la stimulation cérébrale profonde, sont aujourd’hui utilisées pour soulager des pathologies telles que la maladie de Parkinson ou les TOC complexes. En ciblant certaines zones du cerveau, les électrodes intégrées permettent de réduire drastiquement la perception de la douleur.
Les interfaces cerveau-machine, à l’image des technologies prometteuses de Neuralink ou de la start-up Onward Medical, ambitionnent de redonner autonomie et qualité de vie aux patients paralysés. Quant au traitement des traumas psychiques, des thérapies comme l’EMDR (désensibilisation et reprogrammation par des mouvements oculaires) permettent de « désynchroniser » les effets émotionnels d’un souvenir traumatisant pour en atténuer l’impact psychologique.
Vers un monde sans douleur : utopie ou dérive ?
Soulager la douleur, rendre la vie plus supportable pour des millions de patients : l’intention scientifique est louable. Mais jusqu’à quel point ? À mesure que la technologie progresse, se pose une question essentielle, que Severance illustre avec brio : sommes-nous encore nous-mêmes si nous extirpons toute trace de souffrance de notre parcours de vie ?
Car la douleur, aussi redoutée soit-elle, est aussi un signal d’alerte fondamental, une boussole pour notre survie. Comme l’explique Jean-Philippe Pin, neuropharmacologue à l’Institut de génomique fonctionnelle :
Les personnes atteintes d’insensibilité congénitale à la douleur ont une espérance de vie réduite : sans douleur, on se mutile, on s’abîme, on ne se protège plus.
Supprimer la douleur, c’est aussi risquer de supprimer notre capacité d’adaptation, de retrait face au danger, et peut-être même notre sensibilité émotionnelle. Car n’est-ce pas au contact de nos souffrances que naissent aussi la résilience, la force et les plus profondes leçons d’humanité ?